Demain, 19 février 2049, eh oui, déjà ! Je fêterai mes 100 piges ! Je ne pensais pas arriver jusque là ! Pour y
parvenir, j’avais quand même fait de gros efforts… La retraite prise le plus tôt possible ! À l’époque, notre élite cravatée nous clamait haut et fort qu’à l’avenir, nous devrions travailler
plus longtemps. Que…la durée de vie était plus grande ! Que…les caisses finiraient par être vides ! Une chanson disait : travailler, c’est la santé, rien faire c’est la
conserver… Alors, allez vous y retrouver ! J’avais donc choisis de ne rien faire ou tout au moins d’en faire le moins possible !
Je n’avais en revanche, jamais imaginé finir en maison de retraite. J’imaginais plutôt, rester chez moi ! C’était compter sans
mes chers petits, qui avaient d’autres vues et moi, bêtement, j’ai laissé faire ! Ils m’avaient pourtant dit que je n’irai qu’en dernier ressort ! Le ressort a dû casser…
Ils se sont débarrassés du vieux, voilà tout ! Arguant, que je serai beaucoup mieux en maison de retraite, qu’on s’occupera de
moi, que je serai comme un coq en pâte…que, que, que je trouverai bien des copains…Tu parles ! Des copains à mon âge !
À la maison de retraite, nous sommes une quinzaine à avoir ce grand âge. À en croire ce qui se dit : nous serions
presque majoritaire dans l’établissement. Si dans notre groupe de centenaires, certains ne sont plus trop fringants, d’autres sont en bien meilleur état que certains jeunots logeant
ici !
Nous avons même une salle qui nous est réservée ! Ce n’est pas notre grand âge, qui nous fait bénéficier de
pareille faveur, mais parce que nous sommes, parait-il, trop bruyants ! On nous a relégué dans une grande pièce où nous restons toute la journée. On a la télé et tout et tout…Moi je crois surtout, les plus jeunes jaloux de nous voir plus vigoureux qu’eux. Ils ont dû réclamer à être séparés ! À nos
questionnements, la direction a répondu : c’était mieux ainsi, comme cela, on leur casserait plus la tête avec notre musique rock et nos chansons des années 70.
Néanmoins, j’aurai mieux aimé être, avec des pensionnaires beaucoup plus jeunes, d’au moins vingt ans ! Ça m’aurait
peut-être donné, pour une fois, l’occasion de jouer au vieux sage, à qui on vient raconter ses chagrins. Quand je dis cela, je pense en particulier, à la petite blonde qui gambade encore assez
bien, là-bas. Estelle qu’elle s’appelle ! Elle est mignonne comme tout. Elle est tellement bien maquillée, bien habillée… qu’elle donne l’impression d’attendre de la visite. Elle passe
ainsi, tous ses après-midi dans un fauteuil, devant les baies vitrées, guettant du regard les allées et venues dans le parc. Mais, jamais personne ne vient la voir. Ça me fait vraiment mal au
cœur pour elle. Un peu de réconfort, lui aurait fait du bien ! Estelle a un regard tellement triste !
Je ne sais pas, si je suis « un coq en pâte », comme me l’avaient prédit mes enfants, mais ce qui est sûr, c’est qu’elle
n’est pas « une poule en pâte ! » N’empêche que, malgré le centimètre de fond de teint qu’elle a sur la figure et le beau rouge carmin qu’elle s’est mis sur les lèvres, j’aimerai bien
flirter avec Estelle. C’est bien rare, si je n’en ramènerai pas un petit souvenir coloré sur les joues, de quoi rendre mes pseudo copains jaloux.
Nous formons un petit groupe de quatre, à être toujours ensemble. On se connaît depuis la communale, alors quand la direction l’a
appris, elle n’a rien trouvé de mieux que de nous coller sur le même palier ! Quand nous étions jeunes, nous ne nous entendions guère. C’était toujours la bagarre ! Personne ne nous a
demandé notre avis ! À nos âges, ont ne peut même plus cultiver nos vieilles rancunes !
Lorsque nous étions jeunes, c’est avec Jean Claude que je m’entendais le mieux. Je ne partageais pourtant pas ses goûts. Lui, était
toujours en rébellion après quelque chose, et un peu voyou des bacs à sable ! Il faisait partie d’un petit orchestre rock. Moi, le rock c’était pas ma tasse de thé. Lui, c’était pas pareil,
il avait même essayé d’y faire son beurre. Quoique, en fait de vrai rockeur, il grattait surtout la guitare en gesticulant et en gueulant dans un micro ! Aujourd’hui, il ne gratte plus la
guitare, mais son ventre à travers la chemise qu’il a toute déboutonnée. Il s’est attrapé une intoxication alimentaire après avoir pioché allègrement dans les crottes en chocolat de toutes
sortes, offertes par ses enfants à Noël. Comme il est gourmand et radin, il a préféré ne pas partager avec nous. Du coup, il a des boutons qui le démangent de partout ! De là à dire que
c’est bien fait…
Lionel est un rêveur, nostalgique des années soixante. D’ailleurs… en ce moment, entre les émissions de télé et la musique, il se
lance dans des diatribes sur la guerre d’Algérie qu’il n’a pas faite. Normal, les années lui ont moins bien réussies qu’à moi, surtout côté mental. Il est un peu perturbé. Il confond son service
militaire, qu’il a fait planqué pas loin d’ici et la guerre faite par son père, comme militaire de carrière.
Bertrand, lui, est un ancien sportif. Il pratiquait la course à pied, quand il était jeune. Il a même conservé l’habitude de courir
régulièrement jusqu’à quatre vingt ans environ. Je l’avais perdu de vue pendant de nombreuses années, rapport à son travail, qui l’avait conduit à déménager loin d’ici. Aujourd’hui, il ne court
plus du tout. Depuis l’accident de l’autre jour, il ne peut se déplacer qu’avec son déambulateur. Ils lui en ont donné un, sans roulettes, craignant qu’il ne se lance encore dans une de ses
équipées dont il a le secret ! C’est vrai, l’après-midi de l’accident, il avait eu, comme « une remontée de sève ». Il avait aperçu à la télé, la veille, que la dernière mode pour
être efficace à la marche à pied, était de s’aider avec des bâtons de ski. Il avait imaginé une nouvelle technique, nous avait-il dit. Il a emprunté deux béquilles à un voisin et les mettant bien
parallèles, il avait lancé ses deux jambes en avant et évidemment ce qui devait arriver, arriva… Il s’était retrouvé à plat ventre dans l’herbe. Quand les infirmières étaient venues le relever,
non seulement il saignait du nez, mais sa tête ayant finie sur une taupinière, il avait le visage d’un déterré !
Pour le moment, je suis le premier de l’année à fêter mon centième anniversaire et j’espère bien, avoir une fête à la hauteur. Après
tout, à nous seuls, les centenaires, nous faisons la renommée de la maison de retraite. On a beau nous clamer, que si nous en sommes là, c’est grâce à eux et à leurs bons traitements ; tu
parles ! Nous passons même pour des ingrats, quand nous réclamons des petits plus ! Et comme dirait Jean Claude, qui trouve là un motif
supplémentaire de contestation : pour eux de toute façon, nous sommes là que pour remplir leur tiroir-caisse. Ils nous ponctionnent la totalité de notre retraite et encore il faudrait leur
faire des courbettes !
Lionel quant à lui, est de plus en plus chancelant. Il tremble de plus en plus. Lorsqu’il pris son café tout à l’heure, il a tout
renversé par terre avant de parvenir à l’amener à ses lèvres, de rage, doublée de maladresse, il en a jeté sa tasse à terre… il était vexé comme un pou… pour lui, le café est dans sa journée,
aussi important que la prière journalière, à une grenouille de bénitier.
Bertrand, rêve toujours des roues qu’ils pourraient avoir à son déambulateur et que l’on se refuse à lui fournir ! Pourtant
depuis l’autre jour, où, il a connu le mauvais goût qu’avait la terre fraîche, il a peur de mourir. il en rajoute même en prétendant à qui veut l’entendre, que ce jour là il a frôlé la mort…il a
même dit à ses enfants, qu’il voulait être dans un caveau et non, à même la terre.
Ce matin, nous sommes sortis de nos chambres en même temps, comme les chevaux de leur stalle de départ à une course hippique… en moins
rapide !
Nous en avons bien ri ! C’est vrai qu’avec nos habitudes d’être toujours à l’heure…
N’empêche, quand je disais que nous étions sortis en même temps, nous n’étions que trois, Lionel manquait à l’appel ! Alors, nous
avons frappé à sa porte…aucune réponse ! Nous avons essayé de l’ouvrir…elle était fermée ! On a bien pensé qu’il pouvait nous avoir devancé, mais vu son état la veille… Nous sommes
descendus au petit déjeuner. Il n’était pas là non plus. Une fois assis, nous nous sommes observés avec des regards suspicieux et inquiets. La femme de service habituellement très bavarde avec
nous, est passée sans dire un mot. Elle paraissait sur la défensive et devait craindre nos questions ! Elle avait fait tellement vite, que nous
avions été pris de court. Au moment où nous allions ouvrir la bouche, elle était déjà rendue, deux tables plus loin. C’est l’infirmière, chargée de la distribution des médicaments, qui nous
informait que notre camarade avait été transporté à l’hôpital cette nuit.
Quelque peu crispée et hésitante elle nous annonçait que malheureusement, il n’y avait plus rien à faire, c’était fini.
La journée a été, pour nous trois, bien triste d’autant que dehors, le ciel était d’un gris à vous mettre le moral dans les
chaussettes ! Je croyais deviner, à voir les regards narquois de nos aînés, ce qu’ils avaient en tête : « En voilà un, qui n’arrivera pas à cent… et vous, c’est pas sûr non plus,
hein ! » Il ne faudrait pas qu’ils en rajoutent, ça pourrait mettre en colère Jean Claude, qui déjà, se plaint qu’il n’y a jamais personne pour nous remonter le moral dans cette
maison ! Que l’on crée des cellules psychologiques, quand un enfant voit un chien se faire écraser et puis là, alors que nous sommes presque traumatisé, rien ! Il était tellement énervé
qu’il a failli avaler son café de travers. Tout l’après-midi, nous avons été silencieux devant la télé. Aucun de nous n’a songé à mettre de la musique. Nous trois, étions anéanti par la
disparition de notre camarade. Dans la pièce voisine, je croisais le regard compatissant d’Estelle, qu’elle gratifiait d’un sourire. Elle me redonnait un peu le moral. Ses collègues nous
observaient, dubitatifs, probablement surpris par tant de sagesse subite. Ils doivent se dire égoïstement, la chance qu’ils ont d’être si jeunes !
Nous sommes en sursis ! C’est vrai, tout peut arriver. Une glissade… Un col du fémur brisé… et hop ! Croit utile
d’ajouter le vétéran des vétérans avec sa voix chevrotante. Lui évidemment, il en est à 106… Il me tarde d’être à demain… que ce fichu anniversaire se fasse ! Du coup, le soir venu, nous
sommes remontés tristement dans nos chambres. Je laissais le soin à Jean Claude d’ouvrir la marche, on ne sait jamais, un accident !… Bertrand, qui se cramponnait fermement à son
déambulateur, comme à une bouée de sauvetage, fermait la marche. C’est fou, avoir été si rapide et maintenant être aussi lent ! Nous étions tellement las de l’attendre, qu’au moment d’entrer
dans nos chambres, nous ne nous sommes même pas dit bonsoir !
C’est le grand jour ! Comme d’habitude, je m’apprête à descendre. C’était l’heure. J’entrouvre la porte et mets le nez dehors
avec un peu d’appréhension. Au même instant, mes camarades en faisaient autant. À voir leur tête, je suis soulagé. Ils le sont probablement aussi.
Ils n’ont pourtant rien dit. La fierté, à nos âges !